les "élucubrations" sont des textes écrits par sidonie rochon en marge des créations…
Terre brûlée Notes pour un discours qui ne sera jamais prononcé Je connais des individus qui sont accompagnés toute leur vie par le sentiment de ne pas être conformes. Cela commence par un détail : ils ont le nez trop long et ils finissent devant un tribunal, cela se sait. Car après tout, il faut porter la responsabilité de ses actes, un nez, cela se refait; leur singularité est un choix et il faut en payer le prix: la liberté? Il faut en juger, appeler la cour, la cour des miracles…ou plutôt un mystère dans un tribunal - mais un tribunal composé de représentants du monde minéral, végétal et animal. Car l'être humain seul, ne peut juger de la conformité de la longueur d'un nez, encore moins de l'intérêt de la question et tout ce qui s'en suit. C'est de la plus haute importance et puis la question est posée! Nous le savons tous, de détails en détails, on finit par se détacher. Il faut tout reprendre depuis le début: le nez, suivre le fil jusqu'à la responsabilité, la liberté, le mystère, le procès. Bien sûr, on pourrait raconter l'histoire de l'homme qui a perdu son ombre, si effrayant dans sa nudité. Mais nous sommes là pour faire un rapport et l'absence d'ombre ne saurait justifier la longueur de nez. Il nous faut du concret, des faits, des chiffres, du conforme. C'est certain, le nez est long, il peut être mesuré, pesé, certains vont même jusqu'à l'arroser afin qu'il pousse encore un peu. Mais n'est-ce pas ainsi qu'ils en arrivent à une forme de singularité qui ne peut plus se conjuguer au pluriel? Et la responsabilité, alors? Au moins celle face au minéral, végétal et animal, pour ne pas parler du reste, puisque le reste dépasse l'humain et qu'il faut être concret. N'oublions pas la responsabilité devant l'humain - c'est essentiellement une affaire de je. A je nous pourrions accoler moi, ainsi l'homme aura retrouvé son ombre; mais moi-je aura des problèmes de conformité: son ombre aura le nez encore plus long que le modèle. Nous pourrions le replier, mais il est dangereux de toucher l'ombre. Soyons concrets, il faut faire du chiffre, bon poids, bonne mesure; combien le nez? N'oublions pas qu'il s'agit d'un procès avec des représentants du monde minéral, végétal, animal; ne nous perdons pas dans des marchandages humains, sinon tout ce qui s'ensuit va encore s'échapper et nous en reviendrons aux gaz inertes, ceux qui ne peuvent se combiner. Restons dans le mystère, là où tout fusionne, c'est une affaire de chimie. Ils sont tous des chimistes, malgré eux dans leur inconscient. En plein mystère s'est introduit une mouche. Dans les mystères, les images ne sont pas anodines, comme des broutilles qui flambent. C'est important de bien suivre les mouches, d'où elles viennent et où elles vont, grêles et obstinées. Ce sont des révélateurs, les mouches. Elles aussi, elles ont une ombre; elles la tiennent à distance. Mais les images n'ont pas d'ombre, elles mêmes sont des ombres collées. Ainsi, il y a une mouche. Cela en fait deux, avec le nez, de détails concrets pas conformes. C'est sûr que cela va finir devant un tribunal, il va bientôt apparaître, s'il n'est déjà là. C'est comme la mouche le tribunal, il faut savoir le voir. La mouche, nous l'avons un peu grossie, pour la rendre visible par tous. Avec le nez déjà trop long, la grosse mouche, on peut dire que c'est un procès de coupables enthousiastes. Sur une grande table, ils se sont livrés, couchés, aux mains du grand masseur-détecteur qui les pétrit comme le boulanger, la pâte. Et de se lever, se retourner comme des gants, sens dessus dessous, dans des grands hoquets. Ces coupables sont élastiques sans retenue. Tant de bonne volonté, cela devient gênant et les mains du masseur sont des bateaux sur la mer déchaînée. Le masseur est pourtant venu avec tous ses doigts de la main tendus devant lui, tel la baguette du sorcier, mais sous ses doigts ont jailli des geysers. Par moments avec son marteau de bois, il frappe sur la table; c'est ainsi qu'il organise les temps de parole de chacun, car il n'a pas assez de ses dix doigts pour garder un contact singulier avec eux. Il faut de l'ordre! Quand on met de l'eau sur le feu et qu'elle arrive à ébullition, il faut baisser le feu avant que l'eau ne s'évapore. Sinon, il est très délicat de prévoir là où elle va se condenser et il faut être rapide, les gouttes apparaissent partout à la fois. Avant de frapper la table de son marteau, le masseur se prépare: il essuie la poussière de ses souliers, réajuste sa veste. Tant de vagues créent du désordre et il faut être présentable pour frapper la table. Pendant ce répit, les coupables se concentrent. Pour cela, il faut bien localiser le nombril. C'est un peu comme le fil, le nombril, le suivre permet de ne pas perdre de vue le nez. Certains se déplacent comme s'ils traînaient en laisse une batterie de causes à effets. Ils rusent. Leur tactique consiste à être attachés à un mur et à essayer de le déplacer. C'est une feinte. Ce qu'ils veulent, c'est casser la laisse et enlacer le mur. Il faut une grande confiance pour s'éloigner du mur; et savoir reconnaître quand l'espace est libre; souvent il est déjà occupé. Il est important d'avoir un mur à sa portée, car les murs, comme tous les solides ont toujours une zone d'espace sensible autour d'eux, comme une moustache frémissante défendant l'entrée de la bouche. Un long nez, certes, occupe plus d'espace, nous notons aussi l'importance pour ces personnes du respect de la zone d'espace sensible. Mais il faut dire qu'un bras long est plus indiqué pour se saisir de l'espace. Peut-être, parce que le nez manque d'articulations et malgré de profonds désirs de plier, tendre, tourner, il ne peut que pointer. C'est certain, c'est un espace très condensé le point. C'est ce que le nez et la mouche ont en commun. Le nez attire la mouche. Un point, cela se dilue dans l'espace. Aussi, le nez et la mouche doivent bouger très vite quand ils sont loin des murs. Dans l'espace, ils sont volatiles, ils ne se condensent que sur les murs, ceux qui ont déjà recueilli les gouttes d'eau. Pour se poser, la mouche peut aussi choisir la pointe du nez. Le reste dépend des principes de navigation : vents et marées et un ordinateur pour le calcul des probabilités. En voyage, nous ne pouvons tout emmener avec nous; pour chaque chose laissée, il faut bien mesurer combien elle va nous manquer; ainsi on peut répondre à la question: qu'est-ce que pèse le plus lourd, la chose ou son manque? Il en va de même avec les murs, il faut savoir les quitter. Les coupables ont plein d'endroits où se poser; s'ils arrivent à convoquer le tribunal! Ils ne sont pas obligés de se coller aux murs, ni même de rester à la table. Ils peuvent monter et descendre des échelles, ils peuvent s'y enchâsser pour protéger leur espace sensible par une zone de dangers. Ils peuvent poser des lunettes sur leur nez, puis dans leurs mains et ainsi de suite aussi vite qu'ils le souhaitent avec même des arrêts au sol, sur la table et en l'air. C'est cela la liberté! Ils peuvent approcher les lunettes de la mouche pour mieux la voir avec ses petites pattes bavardes, trop rapides, ils ne peuvent tout traduire. C'est ainsi qu'il y en a partout, des coupables. Ils se condensent sur les murs, il y en a sur les barreaux des échelles et même sur les verres des lunettes. Ils murmurent moi-je et c'est un cri d'amour. C'est le chant de l'eau qui ruisselle le long des murs et elle ne retournera pas dans la casserole. Elle a envie de s'allonger là, très doucement, sur le nombril de la terre, de brasser et couler frémissante, de s'acoquiner aux moustaches qui défendent les bouches. C'est alors qu'on croit que les coupables rampent. C'est à cause de cela que les murs sont une feinte, ils créent un sentiment d'intimité, mais nous ne sommes jamais réellement vus. Enfin si moi-je est vu en train de ramper, doit-il pour autant ramper?
L'eau continue son chant d'amour. Elle transgresse toutes les zones de sensibilité. Il faut dire qu'elle n'est pas pourchassée par la mouche. Elle n'est même pas obligée d'en faire son alliée, si la mouche la touche, elle se retire sous ses pattes et c'est la mouche qui finit mouillée. Ce n'est pas donné à tout le monde de s'évaporer à volonté. Certains restent compacts, tous groupés en un point, solides. Ils en ont construit de la force autour de ce nez, ils ne peuvent pas l'oublier; la force dont ils on besoin pour se détacher des murs, une force d'appréhension. Cela demande de l'entraînement, il faut apprendre à voir et à attraper, à pleines mains, sans détour, sans passer par le sac, le mouchoir, les poches, les lunettes. A-t-on déjà vu un masseur qui ouvre son sac, sort un mouchoir, s'en essuie les mains, les met dans ses poches avec le mouchoir et les en ressort pour en chausser les lunettes sur son nez, avant de pétrir les coupables? Le plus sage est d'attraper le plus vite possible tout ce qui est à la portée des yeux; c'est la seule vérification possible de la réalité de nos visions. Attention, cela ne veut pas dire s'approprier; on peut très bien attraper et relâcher tout ce qui bouge. Tout garder n'est pas aisé pour se déplacer. D'autant plus que dans ce procès il faut s'attendre à être fouillé. Voilà comment il faut procéder: cela se fait à deux. L'un promène ses paumes bien en creux avec des petits mouvements de succion, selon une méthode bien éprouvée, sans perdre le fil, de haut en bas, devant-derrière, dessus-dessous, pendant que l'autre tourne en levant bras et jambes, d'avant en arrière, en ouvrant et en fermant la bouche. Car il faut bien l'avouer, la bouche nous réserve bien des surprises, il faut s'y préparer. Il faudrait être bien étourdi pour avaler la mouche. Pourtant c'est arrivé. Les symptômes en sont des élans imprévisibles, dûs à l'apparition de ventouses abdominales et d'excroissances cornues et poilues. Cela s'appelle la mouche intérieure et s'accompagne d'un sentiment de ne pas être conforme. Ce qui ne les empêche pas de roucouler un chant d'amour, collés l'un à l'autre, on ne peut plus les séparer. Sidonie Rochon |